Où que vous soyez à Tunis aujourd'hui, vous entendez des débats houleux: qui gouvernera le pays après les élections libres pour l’Assemblée Constitutionnelle le 23 octobre 2011? Le parti islamiste Ennahda va t’il transformer la Tunisie en un état de style iranien? Pourquoi les partis laïques ne sont-ils pas si bien organisés? Pour qui voter parmi les 100 nouveaux partis?
Détendez-vous dans un café dans l'ancienne Médina de Tunis, dans le quartier des classes moyennes de Nasr ou dans la banlieue chic de Marsa – presque tout le monde discute avec passion la situation actuelle et à quoi une future démocratie tunisienne devrait prendre forme.
Cette explosion de nouvelles libertés, depuis que le président Zine el-Abidine Ben Ali a fuit vers l'Arabie Saoudite le 14 janvier 2011 après un soulèvement de trois semaines, est un acquis que personne ne pourra jamais enlever aux Tunisiens. S'il y a un consensus dans le pays d'aujourd'hui, c'est que la liberté d'expression, qui a été durement gagnée, est intouchable.
"Comme elle es belle la Tunisie sans Ben Ali Baba et les 40 voleurs"
Tunis, eté 2011
Les sujets controversés sont nombreux: la nature du futur système (le pouvoir entre les mains du président ou du premier ministre?), la relation entre Etat et religion, les droits de la femme, la politique économique, la réforme du système judiciaire et des institutions sécuritaires, la corruption.
Beaucoup ont cru le 14 janvier que désormais tout irait bien. Mais les Tunisiens ce sont vite rendu compte que le gouvernement du premier ministre Mohammed Ghannouchi, qui a succédé à Ben Ali, a voulu perpétuer le régime détesté. Il a été renversé après des vagues de protestations et remplacé le 27 février par Beji Caid El-Sebsi, un ancien ministre sous l’ancien Président Habib Bourguiba, autoritaire mais vénéré. Le gouvernement de transition de Mr El-Sebsi dirige maintenant le pays à travers des eaux troubles jusqu'aux élections prévues.
En parallèle, le « Conseil Supérieur pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution, de la Réforme Politique et de la Transition Démocratique », une sorte de commission de réforme politique présidée par le professeur de droit Yadh Ben Achour, a été mise en place. Le conseil supérieur comprend des juges, des membres de la société civile et les représentants des principaux partis qui ont survécu à des années d'oppression en Tunisie et en exil. Ce conseil a mis en place une commission électorale, dirigée par l’éminent défenseur des droits de l’homme, Kamel Jendoubi, qui va organiser et surveiller les élections prévues.
En principe tout est sur la bonne voie en Tunisie. On peut décider d'être pessimiste et croire que l'islamisme est à la hausse, ce qui conduirait à une érosion des droits personnels et des droits de la femme. Oui, l'économie est en difficulté depuis décembre 2010; le taux de chômage des jeunes et la pauvreté dans les zones rurales sont une source d'instabilité. Un fait inquiétant est aussi que des membres du parti dissous de Ben Ali, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), occupent des postes clés dans l'appareil sécuritaire et dans la justice.
Depuis la chute de Ben Ali, la Tunisie a été régulièrement secouée par des grèves et des manifestations, parfois violentes. Les membres de la société civile voient les RCDistes derrière ces flambées de violence. Dans un incident en juin dernier, sept personnes ont été tuées dans la ville minière de Metlaoui, des magasins pillés et incendiés. Cela faisait suite à des rumeurs que seulement certaines familles seraient offertes des emplois dans le complexe de phosphate de Gafsa qui se trouve à proximité.
Au début d'août, des milliers ont protesté à Tunis et autres villes contre ce qu'ils considéraient comme l'échec du gouvernement de rompre avec l'héritage de Ben Ali. Les protestations ont été déclenchées par la libération de prison de l'ancien ministre de la Justice Bechir Tekkari et par les nouvelles que Saida Agrebi, une amie de Leila Trabelsi, l’épouse de Ben Ali, avait pu fuir à Paris.
El-Sebsi a vite réagit et promis que son gouvernement de transition prendrait une ligne plus dure sur les alliés du président déchu. Je doute qu’il puisse le faire car son cabinet n'a pas la légitimité d'introduire des réformes profondes. Condamner tous les hauts fonctionnaires et hommes d'affaires responsables des crimes du passé ne sera pas possible durant cette période de transition. Pour calmer les esprits, un tribunal de Tunis a condamné en juin Ben Ali à 35 ans de prison. L'ancien dictateur a été jugé par contumance, car l'Arabie Saoudite refuse de l'extrader.
Text en Arabe: "Je suis Musulman, je suis Tunisien, je suis contre Ennahda"
Manifestation a Tunis, mai 2011
Pendant ce temps, la politique nébuleuse d’Ennahda provoque la méfiance des laïques, les manifestations régulières provoquent davantage un sentiment d'instabilité et les loyalistes de Ben Ali tentent régulièrement de perturber le processus démocratique.
Je suis néanmoins optimisme, et je crois en la sagesse de la feuille de route que les Tunisiens ont développé pour bâtir un système démocratique. Le conseil supérieur et El-Sebsi sont largement acceptés, tandis que le généraux de l'armée, sans ambitions politiques, garantissent la sécurité et contrôlent d’une façon très subtile la police et les services de renseignement qui sont haies par la population.
Ennahda, pour sa part, a récemment perdu les voix de beaucoup de femmes quand le parti a suggéré que la meilleure façon de résoudre le problème du chômage des jeunes serait de payer environ 200 euro par mois pour chaque femme qui quitte son emploi et reste à la maison. Ceci n'était pas seulement un désastre en relations publiques, mais aussi économiquement non viable.
J’ai discuté avec beaucoup de Tunisiennes croyantes. La plupart ne savent pas encore pour qui voter le 23 octobre, mais elles sont claires pour qui elles ne donneraient pas leurs voix: Ennahda. La raison que j’ai entendue maintes fois: « Parce qu'ils ont un double langage et parce qu'ils sont contre les femmes ».
Il est clair que le chef d’Ennahda, Rachid Ghannouchi, va marginaliser le parti s'il ne devient pas un vrai démocrate. Il martèle souvent que son parti veut être moderne et démocratique comme le parti turque de Justice et Développement (AKP). En réalité, Ennahda manque une position cohérente sur la Déclaration Universelle pour les Droits de l’Homme et sur la question de donner aux femmes tunisiennes des droits égaux dans la question de l’héritage. Ennahda signifie « éveil ». Le temps est venu d’être à la hauteur de ce nom.
"Liberté" - Medina de Tunis, eté 2011
Les Tunisiens font aussi face a d'autres défis: les partis d'opposition et les membres de la société civile ont développé des compétences de survie en Tunisie et en exile dans l’ère oppressive de Ben Ali; mais se battre pour des idées dans une société libre est un autre art. Ils sont en train d'apprendre durement comment formuler et communiquer des programmes politiques et des campagnes pour gagner des voix et des membres.
Depuis janvier, les Tunisiens développent à grande vitesse une culture démocratique qui leur permettra de faire face à quatre défis majeurs après les élections du 23 octobre: créer une coalition de plusieurs partis pour former le premier gouvernement tunisien véritablement légitime ; réformer la police et la justice; éliminer les déséquilibres économiques régionaux et créer des emplois pour les jeunes; lancer un processus de justice transitionnelle et entrainer en justice les hauts responsables de violations des droits de l`homme et combattre la corruption. En parallèle, l'assemblée élue formulera une nouvelle constitution.
La révolution en Tunisie n'a pas pris fin lorsque Ben Ali a fuit, elle continue lentement depuis lors, et prendra un nouvel élan après la date historique du 23 octobre. Le peuple tunisien, qui abhorre la violence et l'extrémisme, restera vigilant contre une éventuelle contre-révolution. Je suis convaincu que les anciens cadres du RCD, les Baasistes idéologiques et les Salafistes fondamentalistes n'ont aucune chance politique. La Tunisie va se développer en une démocratie arabe exemplaire, malgré de nombreux obstacles.
« Nous avons de nombreuses années difficiles à venir », déclare Sana Ben Achour, une activiste de grande renommée des droits de femmes. « Mais n’ayez aucun doute que la Tunisie va surmonter toutes les difficultés. Et si à un certain point les hommes n'ont pas le courage de combattre, eh bien les femmes tunisiennes continueront la lutte, car elles n'abandonneront jamais ».
Je la crois.
Fouad Hamdan, ancien correspondant de l’agence de presse allemande DPA au Caire et dans le Golfe, a établit Greenpeace Liban en 1994-1999. Il était le directeur exécutif du Fonds Arabe pour les Droits Humains en 2008-2010. Depuis janvier 2011 il mène des projets de démocratisation en Tunisie, Libye et Egypte.